La pédagogie Iyengar : le Montessori du Yoga

Avertissement: Je ne suis pas enseignante de Yoga Iyengar qui est une marque déposée par l’Association Française de Yoga Iyengar mais simplement pratiquante.

J’ai toujours eu quelques lacunes psycho-motrices.

Ma mère plaisante souvent parce qu'il m'a fallu beaucoup de temps pour apprendre à lasser mes chaussures…

Plus tard quand j'ai emménagé seule pour faire mes études à Sciences Po, j'ai eu toutes les peines du monde à garder mon petit studio ordonné.

On m'a longtemps excusé ces maladresses grâce à mon sérieux scolaire. Pourtant dans la vie réelle, les qualités motrices et sensorielles sont au moins aussi importantes que les qualités intellectuelles.

Si on en croit Maria Montessori, j'aurais du apprendre à ranger ma chambre, aiguiser mes sens et mouvoir mon corps de mes 0 à 6 ans pendant ce qu'elle appelle "la période sensible" qui précède “la période intellectuelle”. Ma pauvre mère a bien essayé, allant jusqu’à assister à tous mes spectacles de danse de fin d'année pour constater, désespérée, mon manque de synchronicité.

Etais-je destinée à rester un esprit désincarné dans un corps désarticulé ? Comment fait on pour rattraper une éducation pratique, motrice et sensible passé 25 ans ?

Vous pourriez participer à des cours de Yoga Iyengar. En janvier 2019 je suis partie un an en Inde où j'ai eu la chance de découvrir cette méthode. J'en suis ressortie un peu changée. Certes je ne pouvais toujours pas léviter ou lire dans les pensées mais ma conscience corporelle, mon sens de l'ordre et ma concentration avaient beaucoup progressé. Cette pédagogie Yogi a des airs d'école Montessori pour adultes. Je n'ai jamais participé à une classe Montessori, mais en m'intéressant à la méthode, la similitude entre les deux approches m'a sautée aux yeux.
Voici 10 points communs entre les deux méthodes.

  1. L’autonomie au coeur de la méthode

La mission que s'est attribuée Maria Montessori est d'aider les enfants à se construire de manière autonome pour en faire des adultes responsables et épanouis. Tout l'univers Montessori est construit pour : l'adulte guide, le matériel pédagogique, et le groupe multi-âges. Dans une classe Montessori il règne un savant mélange de discipline et de liberté.

De même que dans une classe de Yoga Iyengar…La méthode progressive du “Guruji” est pensée pour construire une pratique autonome. Dans un premier temps le professeur est là pour corriger les postures et guider le pratiquant dans la connaissance de soi. Puis le pratiquant est encouragé à faire sa propre exploration, en s'appuyant sur les textes et le matériel de pratique.

Pratique au Tardoun été 2022 guidée par Ophélia Ouillé





2. Le principe d'observation

A l'hôpital psychiatrique de Rome, Maria Montessori observe nuits et jours les petits internés. Médecin de profession et chercheuse dans l'âme, elle tente de comprendre les besoins profonds de ces enfants laissés pour compte. Cette expérience inspire la création de sa première école dans les quartiers pauvres de Rome. La casa dei bambini deviendra son laboratoire pour mettre au point la pédagogie Montessori. Le principe d'observation des enfants fait partie intégrante de sa pédagogie. Les accompagnants Montessori doivent aussi respecter ce principe quand ils guident les enfants dans leur apprentissage pour permettre à chacun d'aller à son rythme.

Quant à B.K.S. Iyengar son corps est son terrain d'observation. Contrait par son maitre à pratiquer des exercices de contorsionniste devant la cour du Maharadjah, il profite de cette opportunité pour développer une conscience aigûe de son corps dans toutes ses dimensions - muscles, articulations, organes.

C'est ce soucis de l'observation qui guide sa méthode d'apprentissage. Dans un cours de Yoga Iyengar, les pratiquants sont encouragés à observer leur ressenti dans chaque posture jusqu'aux moindres détails - placement du petit orteil, mouvement de la respiration, engagement du périnée.

La casa dei bambini de Maria Montessori (1907) et une démonstration d’asanas organisée par Krishnamacharya à Mysore (autour de 1938)

3. L'apprentissage par la pratique

Pour Maria Montessori, le travail de la main construit l'intelligence. C'est ce qu'elle constate chez les enfants qu’elle accompagne à l'hôpital. Quand on leur apporte du pain à la cantine, ils se jettent dessus. Leurs encadrants les réprimandent sévèrement, les faisant passer pour des goinfres. Pourtant leur intérêt est tout autre : ils veulent malaxer la mie du pain pour en faire des petites boules.

Maria s'inspire de cette découverte pour mettre au point sa méthode qui préconise d'abord une exploration sensorielle du monde.

B.K.S. Iyengar parle lui d'intelligence du corps. Dans son livre Light on Life, il déplore le sort des intellectuels occidentaux qui misent tout sur leur grosse tête. Pour lui la conscience passe par tous les pores de la peau, des orteils aux sommet du crâne. En langage neuro-scientifique on parle de proprioception, la conscience corporelle et du corps dans l'espace.

Les deux pédagogies invitent les pratiquants à expérimenter par eux-même, à se tromper souvent et en tirer leurs propres leçons.

4. Le mouvement comme moteur

C'était l'intuition de Maria Montessori : le mouvement améliore les fonctions cognitives. Dans les classes Montessori, les enfants sont libres de bouger. Ils sont même régulièrement invités à se déplacer pour aller chercher leur matériel dans un joyeux bal orchestré par l'adulte guide.

Dans le Yoga, on alterne entre le Vinyasa - le mouvement - et les Stiti - postures - apparemment immobiles. Mais dans chaque posture BKS Iyengar nous invite à observer les mouvement presque imperceptibles de nos muscles, le mouvement délicat de la respiration et même le mouvement des cellules. C'est ce mouvement perpétuel qui est la source du Prana, l'énergie vitale des Yogis. Les deux méthodes font fi de l'illusion cognitive qui nous pousse à croire que l'esprit et le corps sont deux entités séparées alors que les deux sont parfaitement imbriquées. Par exemple on sait aujourd'hui que la posture assise, derrière son bureau, favorise les symptômes dépressifs. A l'inverse certaines postures de Yoga, notamment les flexions arrières, auraient des effets très positifs sur l'humeur. C'est ce qu'on appelle la rétroaction posturale.

Urdhva Dhanurasana avec support. Urdhva Danurasana fait partie de la famille de flexions arrières. D’un point de vue heuristique, on observe que cette posture est associée à des états de joie et de compassion.

5. Le matériel pédagogique

Dans sa méthode Maria Montessori a recours à de nombreuses constructions en bois, qui servent de support à l'enfant pour développer ses sens. Le matériel est disposé sur plusieurs étagères, accessibles aux enfants, sur lesquelles sont disposés de manière graduée, en un exemplaire unique, des activités. Le matériel est auto-correctif ce qui permet à l'enfant de s'affranchir du contrôle de l'adulte.

Lorsqu'il est confronté aux limites physiques de ses élèves, souvent moins souples et forts que lui, B.K.S.. Iyengar cherche une manière d’adapter les asanas - postures - aux corps de chacun.

Il s'appuie alors sur les objets qui l'entourent: un mur pour aider les pratiquants à tenir leur équilibre, une cale pour redresser la colonne vertébrale dans la posture assise, une chaise pour soutenir les lombaires dans les extensions arrières…faisant de Prana tout bois.

Le matériel de pratique permet au pratiquant de corriger sa posture avant de pouvoir s’en affranchir.

(De gauche à droite puis de haut en bas)
Des bancs Viparita ; matériel Montessori ; matériel Montessori ; cordes de pratique


6. Un environnement ordonné et esthétique

Les salles de pratique Iyengar sont toujours équipées de support - chaises, couvertures, cordes, sangles, briques, et bancs.

Ces supports sont consciencieusement rangés avant et après chaque séance dans un ordre précis. Les salles de pratique Iyengar suivent une esthétique très codifiée avec des tapis disposés contre les murs et au coeur de la salle l'estrade iconique de Pune.

Les salles de classe Montessori répondent aussi à certaines normes esthétiques : toujours épurées, bien rangées, elles apportent un cadre apaisant pour le développement de l'enfant.

salle de classe Montessori et salle de Yoga Iyengar

7. La leçon du silence

L'histoire raconte que Maria berçait un nourrisson endormi lorsqu'elle rentre dans une classe d'enfants chahutés. Pour les aider à se calmer, elle les invite à imiter le paisible bébé. Maria Montessori intègre par la suite ces “leçons de silence” à la pédagogie Montessori.
Proche de la méditation pleine conscience, la leçon de silence invite les enfants à observer leurs sensations corporelles. Au lieu de présenter l'exercice aux enfants comme une punition, Maria leur enseigne le plaisir de l'immobilité et de la tranquillité d'esprit.

Dans Light on Life B.K.S. Iyengar écrit "le silence est la musique de Samadhi", Samadhi étant l'état d'éveil spirituel. L'un des principaux objectifs d'une pratique de Yoga est de faire le silence à l'intérieur de soi. Faire silence permet d'écouter cette petite voix intérieure qu'on appelle l'intuition.

8. L'enseignant guide

Dans la méthode Montessori, l'enseignant est l'instrument à travers lequel l'enfant réveille son envie d'apprendre. Son rôle est de maintenir l'enfant dans un effort joyeux d'apprentissage, parfois en lui apportant son aide, parfois en le re-dirigeant vers une activité à son niveau.

Les élèves de B.K.S. Iyengar le surnommaient Guruji qui signifie guide en sanskrit. Ayant lui-même souffert de sa relation avec son maître Krishnamacharya, parfois plus intéressé par la gloire que par le développement spirituel de son élève, BKS Iyengar était particulièrement attentif à la relation maître élève. La méthode Iyengar étant très codifiée, elle laisse d'ailleurs peu de place à l'influence du professeur. Dans son livre l'Art d'enseigner, B.K.S. Iyengar rappelle aux enseignants leur responsabilité morale, éthique et émotionnelle qui dépasse le cadre des postures. Il leur recommande aussi de porter une attention soigneuse aux élèves et à leurs limitations, qu'elles soient physiques ou mentales.

Pour Iyengar comme pour Montessori, si on se cantonne à la méthode on passe à côté de leurs écoles. Ces deux génies de l'éducation ont plus à nous offrir que des techniques pédagogiques : une philosophie de vie.

Là encore la ressemblance est frappante. D'ailleurs Maria est très inspirée par l'Inde où elle finira sa vie. C'est dans le berceau du Yoga et de l'hindouisme qu'elle a développé son éducation cosmologique.

Abhijata Iyengar en Marichyasana C et son grand-père qui l’ajuste

9. Révéler le potentiel de chacun

On reconnait une bonne classe d'Iyengar au joyeux mélange d'âges, de niveaux et de milieux sociaux. La méthode Iyengar est intrinsèquement versatile : elle a été pensée pour s'adapter au corps et à l'esprit de chacun. Le matériel permet d’offrir à chacun un enseignement individualisé tout en se confrontant à une grande diversité des pratiquants. Dans ses cours de Yoga, BKS Iyengar accueillait des personnes âgées, des personnes blessées, voire des personnes souffrant d'afflictions mentales. C'est précisément cette diversité qui fait la richesse de l'enseignement.

Une salle de classe Montessori aux Etats-Unis et un cours de Yoga au Tardoun, dans les Alpes de haute Provence

Dans Light on Life B.K.S. Iyengar raconte “La compassion est la reconnaissance de son unicité avec les autres. C'est efficace et pratique. Les alcooliques, les drogués et les addicts au sexe étaient bienvenus dans ma maison. Elle était leur refuge jusqu'à ce que leurs pulsions deviennent supportables. Pendant 50 ans, j'ai proposé plusieurs cours thérapeutiques pour les cas les plus retors. Je suis heureux de ce que j'ai pu leur apporter. Je suis aussi heureux du bénéfice que ca m'a apporté : reconnaître et saluer la divinité en chaque homme, femme et enfant avec ouverture, énergie et ingéniosité pour essayer de soulager leurs souffrances.”

Dans les classes Montessori, les tranches d'âge sont aussi mélangées. L'unicité de chaque enfant est célébrée, dans le respect de l'autre. Chacun va a son rythme avec pour objectif d'apprendre à "faire seul”. Une fois réalisé sur le plan sensoriel et intellectuel, Maria Montessori préconise "une éducation cosmique" pour permettre à l'enfant de réaliser qu'il fait partie d'un tout, beaucoup plus vaste que son milieu familial ou scolaire.

Pendant cette phase, l'enfant est invité à forger ses propres valeurs et trouver sa "tâche cosmique" en harmonie avec le reste de l'univers.

10. Lier approche scientifique et philosophique

Psychiatre de formation, Maria Montessori penche de plus en plus vers la philosophie vers la fin de sa vie. Marquée par 6 années d'exil au pays de Gandhi (1940 - 1946), elle est très influencée par la philosophie indienne. Dans "Eduquer le potentiel humain” elle parle de l'enfant comme un processus global qui se développe selon cinq entités : la dimension affective et émotionnelle, la dimension sociale et morale, la dimension cognitive, la dimension motrice, et la dimension langagière… qui ne sont pas sans rappeler les cinq Koshas, les enveloppes de l'âme décrites dans les textes védiques : la couche physique, la couche vitale, la couche sensorielle, la couche intellectuelle et la couche spirituelle.

Elle y développe aussi son concept d’éducation cosmique.Dans l'éducation cosmique, les enseignants montrent l'interconnexion des disciplines, par exemple en expliquant l'histoire derrière l'utilisation des chiffres et le pourquoi derrière chaque leçon pour ne jamais faire bêtement un dictée. Lorsqu'on lui reproche son manque de rigueur scientifique, Maria ne flanche pas : elle organise une démonstration de leçon de lecture et de calcul dans les jardins de sa villa pour prouver à nouveau l'efficacité de sa méthode. Sa démarche scientifique est au service de sa philosophie.

La démarche d'Iyengar est celle du scientifique qui expérimente les techniques du Yoga, note leurs effets intérieurs - physiques, physiologiques et cognitifs - et les répète avec ses élèves pour s'assurer de leur reproductibilité. Il a souvent recours au langage scientifique pour évoquer la pratique, comparant le corps à un laboratoire. Dans ces cours il n'hésite pas à parler des bienfaits des inversées sur le système endoctrinien ou des effets des Pranayamas sur le système nerveux. Si ces intuitions se sont parfois révélées justes, il n'avait pas les moyens de le prouver. Ainsi on a pu reprocher à Iyengar de faire du Yoga une pseudo-science.

Dans le cas de Montessori, de nombreux chercheurs étudient la pédagogie à la lumière des sciences cognitives et des neurosciences. Il serait très intéressant d'en faire de même pour l'école Iyengar. D'une part pour étudier les avantages de cette pédagogie par rapport aux autres méthodes d'apprentissage du Yoga. Mais aussi pour bénéficier du travail de BKS Iyengar qui a précisément décrit et distingué les techniques du Yoga - postures, respirations, méditations - et émis des hypothèses quant à leurs effets spécifiques sur la conscience, offrant un terrain privilégié pour la recherche.

Maria Montessori et son fils Mario Montessori en Inde (autour de 1940)

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