Etes-vous trop rationnel ?

A l'occasion d'un weekend de Pâques en famille, je suis tombée sur la triste histoire de Kurt Godel, ami d'Einstein et logicien implacable. "Kurt Godel était aussi de santé mentale fragile. Gravement hypocondriaque il croyait aux esprits, aux démons, aux fantômes et à la vie après la mort". 

Kurt Godel, âme tourmentée Michel André dans la dernière édition de Books.
Le paradoxe des gens trop intelligents qui ont du mal à fonctionner dans la vie réelle, je le retrouve chez certains de mes élèves. Brillants dans leur travail, ils se retrouvent parfois démunis face aux petits problèmes du quotidien. Je les reconnais aussi facilement :
ils préfèrent souvent lire les publications neuroscientifiques que faire leur première série d'Ashtanga.   

Ces personnes se définissent souvent comme "rationnelles".
Mais le sont-ils vraiment ?

Ce bon vieux Kurt Godel, encore en train de se torturer l’esprit



Rationalité théorique et rationalité pratique


La première erreur de Kurt était de confondre logique et rationalité.

Dans son livre Rationalité, le psychologue canado-américain Steven Pinker oppose rationalité formelle et rationalité écologique. Dans le premier cas, on raisonne à partir de règles formelles - mathématiques, droit, programmation informatique - en faisant abstraction de ce que l'on sait déjà. Dans le deuxième cas, on fonctionne par association d'idées, en se fondant sur nos expériences passées. 

Dans les milieux intellectuels et les sociétés occidentales on associe souvent le premier à l'intelligence humaine. Pourtant la rationalité écologique est souvent plus efficace pour résoudre les problèmes du quotidien .


"Des travaux menés par des psychologues et des anthropologues culturels sur les peuples non alphabétisés ont montré qu'ils sont enracinés dans la riche texture de la réalité et ont peu de patience pour les mondes imaginaires familiers aux diplômés de l'enseignement occidental. Michael Cole s'entretient ici avec un membre du peuple Kpelle au Liberia :
"Q : Flumo et Yakpalo boivent toujours du rhum ensemble. Flumo boit du rhum. Yakpalo boit-il du rhum ?
R : Flumo et Yakpalo boivent du rhum ensemble, mais la fois oú Flumo a bu le premier, Yakpalo n'était pas là ce jour là.
Q : Mais je vous ai dit que Flumo et Yakpalo boivent toujours du rhum ensemble. Un jour Flumo buvait du rhum. Yakpalo buvait-il du rhum ?
R : Le jour oú Flumo a bu du rhum, Yakpalo n'était pas là ce jour là.
Q : Quelle est la raison ?

R : La raison est que Yakpalo est allé à la ferme ce jour-là.
La réponse de l'homme Kpelle n'est en aucun cas irrationnelle : elle utilise les informations pertinentes pour trouver la bonne réponse. Les Occidentaux ont appris à jouer le jeu qui consiste à oublier ce qu'ils savent et à se fixer sur les prémisses du problème."

Ces deux systèmes de pensée - théorisés par XY dans son livre système 1, système 2 - correspondent sch’ématiquement à deux modes de fonctionnement du cerveau. (même si la réalité correspond plutot a un hybride des deux)
"Le cerveau contient des associateurs de formes qui s'imprègnent de ressemblance familiale et agrègent un grand nombre de données statistiques."
Dans le système 1 on juge d'une situation à partir de nos représentations internes et de nos expériences passées. Le cerveau reconnaît une posture de Yoga à partir de plusieurs caractéristiques - équilibre, alignement, harmonie, corps - codées dans nos réseaux neuronaux. Si la posture répond à ces critères, les neurones sont excités et les connexions renforcées. Plus le réseau est entraîné, plus il est facile de reconnaître la posture : c'est le fondement de la neuroplasticité.
Dans le système 2, le cerveau manipule des objets symboliques avec des règles pour en tirer des conclusions. C'est la cognition récursive. "La logique est un outil qui peut purifier et déployer ce mode de pensée en le libérant de bugs propres à la condition d'animal social et émotionnel." 




La raison de la raison

Quand mes élèves se targuent d'être des gens rationnels, ou pire des gens cartésiens, je les renvoie souvent à la raison de la raison.

Dans Rationalité Steven Pinker définit la rationalité comme "la capacité d'utiliser la connaissance pour atteindre son objectif". 

La raison est un outil fonctionnel, au service de nos valeurs et de nos envies.
Pour David Hume "la raison est et ne doit être que l'esclave des passions, elle ne peut jamais remplir un autre office que celui de leur servir et de leur obéir". 

Elle nous sert à atteindre un but, prioriser nos valeurs, concilier nos valeurs avec celle des autres* (comme la théorie des jeux), bref traduire nos envies dans une réalité commune. 

Dans notre cerveau aussi, le raisonnement est assujetti à nos envies.
Dans l'Erreur de Descartes  le neuro-anatomiste Antonio Damasio s'interroge sur les connexions entre émotions et prise de décision. 

Il s'intéresse à plusieurs cas de lésions pré-frontales à la suite desquelles ses patients ne sont plus capables de prendre des décisions malgré une capacité de raisonnement intacte.
Il évoque notamment le cas d'Elliot qui "avait été un bon père de famille" avant qu'on lui détecte une tumeur dans la ligne médiane du cerveau. 

A la suite de son opération, Eliott change de personnalité. "Il fallait le pousser le matin pour qu'il se mette en train et se prépare à travailler. Arrivé au bureau, il se montrait incapable de gérer son emploi du temps de manière rationnelle." "Sa femme, ses enfants et ses amis n'arrivaient pas à comprendre comment un homme aussi bien informé que lui, ayant des avis circonstanciés, pouvait agir de facon aussi déraisonnable."
Damasio croit d'abord à une altération de ses fonctions cognitives. Mais après une batterie de tests neuropsychologiques - mémoire, attention, logique etc - Damasio fait choux blanc.
Au cours d'entretiens avec son patient, il constate cependant que ce dernier raconte sa tumeur avec un grand détachement, comme s'il était spectateur du drame qu'il a frappé.
Ce désengagement émotionnel explique l'incapacité d'Elliot à prendre des décisions dans la vie réelle, malgré une bonne compréhension des situations sociales.
Plus tard Damasio a exploré le lien entre fonction et structure neuronale. Il a découvert l'existence du cortex cingulaire antérieur dans la zone limbique du cerveau régissant l'expression des émotions qui interagit de manière étroite avec les zones de l'attention et du raisonnement et "constitue la source mobilisatrice aussi bien des activités externes (mouvements du corps) que des activités internes (vie mentale, raisonnement)."

Dans la tradition Bouddhiste, on apporte une attention égale aux émotions et à la sagesse.
Par exemple, dans la technique de la compassion, les deux sont intrinsèquement connectées : on génère l'envie d'agir pour soi-même et les autres avant de trouver une solution à ses problèmes.   

Grand pratiquant de compassion, Matthieu Ricard parle d'une envie d'agir sans limite. Curieusement ce sont les mêmes réseaux neuronaux impliqués dans la compassion et la résolution de problèmes de mathématiques. Faut-il être ému par les chiffres pour développer la bosse des maths ?




Ce qui n'est pas rationnel n'est pas irrationnel 

Godel était persuadé que rien ne pouvait se produire sans raison.
"Nous sommes des téléologues intuitifs. Tout comme nos propres projets et objets sont conçus dans un but précis, nous sommes enclins à penser que la complexité du monde vivant a également une finalité. Nous sommes donc réceptifs au créationnisme, à l'astrologie, à la synchronicité et à la croyance mystique selon laquelle tout arrive pour une raison."
Cette part d'inconnu est souvent l'objet de croyances cultivées dans la zone mythologique de nos cerveaux. Il est tentant de réconcilier cette zone avec notre mentalité réaliste. C'est le terreau des pseudo-sciences qui veulent expliquer les théories sur les nutriments ou les forces invisibles. Je suis moi-même tombée dans le panneau quand je tissais des liens entre Prana Yogi et énergie chimique électrique du système nerveux - Energie es-tu là?. 
Mais on peut parfaitement croire en Dieu sans être irrationnel : tant qu'il reste dans notre zone mythologique.
Si on en croit Elizabeth Blackburn,  Prix Nobel de Médecine en 2009 c'est même très rationnel de cultiver une vie spirituelle : croire en une force divine serait associé à moins de stress et des télomères - extrémités des chromosomes - qui vieillissent moins vite.

A l'école Sadhana, on joue des mantras inspirés de la religion hindouiste.
J'ai découvert la tradition des Kirtan lors de mon voyage en Inde. J'ai été transportée par cette pratique et j'observe que mes élèves n'y sont pas non plus insensibles.
Contrairement aux postures et à la respiration, je ne cherche pas à l'expliquer. C'est ma zone mythologique et celle des élèves qui veulent la partager. Peut-être que Kurt se serait mieux porté s'il avait lui-même fait cette distinction.

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