Moi profond et intéroception

La Dr Camille Allene ausculte vos neurones au labo

Camille Allene est Dr en Neurosciences et Yoga thérapeute. Elle étudie les effets de la Yoga thérapie - postures et respirations - associée à l'EMDR pour soigner les victimes de stress post-traumatiques. Confrontées à leurs souvenirs, il arrive que les cerveaux de ces victimes se déconnectent de leurs corps, pour échapper à cette mémoire traumatique. Dans son protocole, Camille apprend aux victimes à accueillir ces sensations physiques sans s'échapper grâce à la Yoga thérapie.

A travers l'étude de ces cas pathologiques, Camille a développé une expertise sur la conscience corporelle et la perception du soi. Dans la retranscription de cet entretien IG Live, elle nous présente les avantages cognitifs d'une conscience corporelle aiguisée et des techniques pour ajuster une perception erronée de ces signaux physiologiques.

Charlotte Multon - Depuis la publication de l’Erreur de Descartes du neuro-anatomiste Antonio Damasio, on sait que le corps et ses états physiologiques influencent beaucoup la pensée, notre capacité à raisonner et même à prendre des décisions. La conscience serait une propriété émergente du corps et de ces processus internes - battements du cœur, respiration, etc. Dans les années 80 - date de publication du livre - c'était une révélation. Et même parfois aujourd'hui, Cette opposition corps-esprit a structuré notre imaginaire depuis Descartes.

Tu peux nous expliquer les processus physiologiques derrière tout ça ?

Camille Allene - Oui d'ailleurs une des thèses que défend Damasio est que les émotions influencent inévitablement ces fonctions cognitives. Et pourquoi ? Simplement parce que les structures du cerveau liées aux émotions sont fortement connectées aux parties du cerveau responsables de nos fonctions cognitives. Il y a des connexions neuronales entre les deux qui sont puissantes et efficaces. Nos émotions informent les parties du cerveau qui sont censées nous faire réfléchir et prendre des décisions. Donc déjà il y a vraiment une histoire d'anatomie, structurelle et fonctionnelle.
Ce qui est intéressant de savoir aussi c'est que les parties de notre cerveau responsables de nos émotions sont aussi très connectées avec le reste du corps. Pas directement, il y a d'autres connexions entre les deux, d'autres structures relais : il y a toute une partie du système nerveux qui est dédiée à faire le pont entre la partie du cerveau responsable des émotions et le reste du corps.
Plus l'émotion est intense, plus elle va influencer le fonctionnement de nos organes en périphérie - muscles et organes viscéraux dont le cœur - et en retour nos organes envoient des informations qui vont atteindre le cerveau.  Tout cet écosystème contribue à influencer nos fonctions cognitives.
Il y a donc d'une part les émotions qui influencent directement nos fonctions cognitives via des connexions neuronales. et aussi cette voie périphérique indirecte par le corps qui remonte des infos au cerveau va aggraver ou réguler les émotions, selon le contexte. 

C'est inéluctable que nos émotions influencent nos fonctions cognitives. Je vous rassure tout de suite : ce n'est pas grave du tout ! Nos émotions sont fonctionnelles et nous amènent la plupart du temps à une prise de décision raisonnable. Par exemple, la peur ou la colère influencent nos choix pour nous protéger d'une menace. L'enthousiasme nous permet de saisir l'opportunité qui nous met en joie. 

Dans certains cas les émotions peuvent être dysfonctionnelles : c'est ce qu'on appelle les biais cognitifs.


Charlotte Multon - Donc, dans la plupart des cas, nos émotions et nos états physiologiques seraient des bons guides pour nous aider à prendre des décisions, contrairement aux idées reçues.
Je lisais aussi une étude super intéressante de la neuroscientifique française Catherine Tallon-Baudry qui lie conscience corporelle et conscience de soi. Tu peux nous en parler ?


Camille Allene - Tous nos organes sont innervés par le système nerveux pour recevoir et envoyer des informations : la plupart de ces informations ne sont pas accessibles à notre conscience.
Et c'est parfaitement normal : ça permet à notre cerveau de penser à autre chose.
Souvent ces signaux se rappellent à nous en situation d'inconfort ou de douleur.
Entre les signaux complètement inaccessibles à la conscience - la vasoconstriction des vaisseaux sanguins - et les signaux d'alerte - rythme du cœur accéléré, il y a toute une gamme de signaux corporels dont on peut prendre conscience, en faisant un effort.   

C'est ce qu'on appelle l'intéroception. On peut prendre conscience de sa respiration sans avoir le souffle coupé, ou de l'état de tension de ses muscles au repos.
Porter notre attention sur ces signaux internes permet de s'écouter, au bon sens du terme. 


Charlotte Multon - Ça dépend ce qu'on entend par s'écouter !
Je lisais une étude qui faisait la distinction entre écouter la petite voix dans tête qui interprète les signaux du corps et l'observation factuelle des signaux du corps. Et c'est cette écoute, physiologique et factuelle, qui serait corrélée avec une prise de décision alignée avec ses valeurs. 

Camille Allene - Exactement !

Et même, sachant que nos émotions influencent notre prise de décision, et sachant que nos émotions s'expriment dans le corps, on peut se servir de cette conscience intéroceptive comme une jauge de l'influence des émotions  sur nos processus cognitifs. C'est juste prendre ce petit recul pour estimer l'influence de l'émotion sur la prise de décision, sans forcément aller contre. C'est ce recul qui permet une plus grande lucidité. 

Plus l'émotion est forte, plus on risque d'être biaisé par cette émotion.

Charlotte Multon - Je lisais une étude sur les traders Londoniens qui mettait en évidence une corrélation entre l'écoute corporelle et une prise de décision rapide et efficace dans les salles de marché. La conscience des signaux corporels était aussi corrélé à leur durée de vie professionnelle dans un environnement stressant. C'est intéressant comme paradigme parce que ça va une fois de plus à l'encontre de l'idée reçue que d'écouter son corps serait détrimental dans le milieu professionnel. 

Camille Allene : Exactement ! Avoir conscience de son état corporel permet de s'écouter de manière juste, de faire une pause, de savoir quand s'alimenter. Cette conscience intéroceptive peut nous être utile à tout moment. C'est tout bête mais ces signaux peuvent nous éclairer sur nos prises de décisions tout au long de la journée. 

Charlotte Multon - et cerise sur le gâteau, cette conscience intéroceptive serait corrélée avec une prise de décision cohérente avec nous-mêmes, c'est-à-dire avec les valeurs et l'éthique de vie qui nous guident au quotidien !
Le problème c'est que chez certaines personnes cette capacité intéroceptive pourrait être dysfonctionnelle ?

Camille Allene - Oui et il ne faut pas confondre activité physiologique et conscience de cette activité.
Dans le cas de l'anxiété généralisée, on peut entendre son cœur battre trop vite, qui correspond effectivement à un rythme cardiaque accéléré. Dans le cas de l'hyper-vigilance ou de l'hypocondrie, c'est surtout une mauvaise interprétation de chaque signal comme étant catastrophique. Certaines personnes entendent leur cœur battre en permanence, et ce n'est pas forcément un problème.
L'autre côté du spectre c'est quand on est plus capable d'écouter son corps : il y a le cas des personnes trop dévouées à leur travail et qui ne seraient plus capables d'entendre les signaux de son corps. N'importe qui qui passe sa journée devant son ordinateur et qui passe la journée à être beaucoup dans la résolution de problèmes.
Il y a aussi des cas plus extrêmes comme les traumas que j'étudie à l'hôpital oú, probablement pour se protéger soi-même on s'est coupé de ses émotions et de leur expression dans le corps. Et il y a donc tout un travail de retrouver ses sensations sans qu'elles fassent peur ou qu'elles déclenchent un souvenir traumatique. 

C'est un continuum entre l'hyper-vigilance pathologique et d'être complètement coupé de son corps dans le trauma, et l'idéal c'est d'avoir conscience, mais pas trop, et surtout de ne pas interpréter de manière catastrophique le moindre événement corporel.

Charlotte Multon : Et donc d'avoir l'écoute du corps la plus réaliste possible ! Est ce qu'il existe des manières d'accorder ces connexions cerveau - corps, est-ce qu'il existe des moyens d'entraîner cette intéroception ?


Camille Allene : Tu me poses des questions dont tu connais la réponse ! (rires)
Oui évidemment le Yoga et la méditation sont des outils rêvés pour l'intéroception. Et presque même pas besoin de passer par la partie posturale du Yoga, qui développe d'ailleurs plutôt la partie proprioception, les informations qui proviennent des muscles et des articulations, y compris les fascias, pour nous donner un sens de notre mouvement et de la posture. L'intéroception c'est plutôt les viscères et leurs réactions. Pour affiner l'intéroception la médiation suffit : on s'assoit dans une position immobile et on accueille les sensations corporelles.
La méditation est associée à cette attitude de non-jugement qui nous permet de développer cette intéroception sans toutes les pensées dysfonctionnelles - "Oh mon dieu mon coeur bat, je vais faire un arrêt cardiaque"- qui peuvent accompagner ces sensations. 

Les postures ont l'intérêt de pousser le corps et le cœur et de faire varier leur état, ce qui nous permet de prendre conscience de leur fonctionnement. On peut commencer par ça pour réveiller l'intéroception avant de passer par l'assise immobile. 

Charlotte Multon :  Oui c'est ce qu'on fait dans une méditation Vipassana par exemple : on s'assoit en tailleurs pour observer sa respiration et l'expérience devient de plus en plus riche et belle. Ca peut paraître idiot mais c'est merveilleux d'explorer les sensations dans les parois nasales !
Ce que je trouve fascinant dans ces expériences intéroceptives c'est aussi ces pensées qui semblent surgir des tréfonds de notre âme, souvent inspirantes. J'ai souvent des eurekas business sur mon tapis par exemple.

Camille Allene : C'est vrai car cette activité physiologique influence nos fonctions cognitives. Ce qui nous rend biaisé ou influençable, c'est surtout les émotions fortes. Un des effets de ces pratiques - Yoga, méditation - est de réguler nos émotions et donc de nous permettre de prendre des décisions plus éclairées, moins influencées par l'extérieur.
C'est la force tranquille des Yogis : observer de manière bienveillante ces signaux. Il y a un niveau d'émotions optimal - ou de motivation optimale - pour avoir des fonctions cognitives optimales. Et là on va avoir des épiphanies. 

Charlotte Multon : Et c'est cet état de force tranquille qui nous permettrait de nous connecter avec ce qu'on pense au fond de soi, le fameux Moi Profond dont parlent tant les Yogis !

Camille Allene : Oui le moi profond on pourrait dire que c'est cette partie de nous connectée à nos organes, qui commence avec nos besoins primaires. C'est sûr que si on est en mode survie, le moi profond ne sera pas épanoui et on ne prendra sûrement pas les bonnes décisions.


Charlotte Multon : C'est donc l'objet du stage Penser par soi-même qu'on organise ensemble les 26&27 février prochains. On va faire l'expérience de pratiques pour affûter son intéroception : pranayamas - techniques de respiration, yoga restauratif - des techniques posturales qui amènent vers un état d'observation mentale et physiologique. 

Et faire l'expérience de comment cette conscience intéroceptive influence nos décisions et notre niveau d'inspiration !
Camille nous parlera plus en profondeur de ce Moi profond !

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